dimanche 10 janvier 2010

Un laid matin d’octobre un médecin au look bouffi de certitudes entra dans ma chambre d’hôpital où j’avais été conduite en urgence quelques jours auparavant et m’annonça sans préambule que j’avais un cancer en phase terminale et qu’il ne me restait plus que deux mois à vivre, voire huit si j’étais de constitution robuste. Ma voisine de chambre ayant entendu les propos discrets de ce docteur au coeur tendre émit un cri strident ressemblant au son d’une baudruche se dégonflant car il faut dire que cette voisine de lit souffrait d’une maladie neurologique qui ne lui permettait de s’exprimer que par des cris ou des râles : elle était muette. Le grand ponte au crâne dégarni jeta un regard méprisant en direction de celle qu’il devait considérer comme une carpe et s’approcha de moi en posant sa main lourde de savoir sur mon épaule en susurrant : "Faut pas vous en faire !"
Non, c’est vrai, dans la vie faut pas s’en faire, c’est juste que là ce n’est pas "l’Annonce faite à Marie" pièce dramatique mais quand même plus mystique que cette annonce de la condamnation à mort ; tiens, j’aurais bien aimé travailler le personnage de Violaine et celui de Mara quand j’étais élève théâtreuse, j’ai toujours été admirative de l’oeuvre de Claudel et à cette occasion je recommande vivement son oratorio "Jeanne au Bûcher" sur la musique d’Arthur Honegger ; mais je m’égare, revenons à la grisaille de ce matin pluvieux qui mit mon âme au supplice. Pas un instant je n’ai pensé à Dieu, au Ciel, à la tombe, à la mort, non, j’ai été prise d’une colère intense, totalement intériorisée, à la fois parce que je ne verrai jamais l’été prochain mon fils sa femme et ses enfants revenir définitivement en France pour s’installer dans un appartement proche du mien pour qu’enfin on vive en famille, et envers cet homme en blouse blanche qui se grattait la tête pour retirer les peaux mortes de son cuir chevelu sans réaliser qu’il venait de prononcer des paroles d’une brutalité inouie.
Puis je me suis laissée emporter dans l’engrenage des jours sans fin quand les examens vous percent le corps de leurs ondes négatives jusqu’au jour où je me suis réveillée en criant "stop !", j’arrête tout, je ne veux plus qu’on injecte des produits dans mes veines qui éclatent, plus entendre le bruit infernal des machines qui vous frôlent jusqu’à croire qu’elles vont vous broyer, plus sentir l’odeur rance et malsaine des couloirs menant aux salles de torture, plus me laisser trimballer sans douceur sur un brancard à travers les courants d’air, je veux juste qu’on me laisse mourir en paix. A cela on me répondit "Vous ne voulez pas vous battre". Non, c’est vrai, je ne me bats pas contre les moulins à vent, je ne trouve pas utile de répondre aux propositions de chimio ni à la radiothérapie pour un soi-disant confort de vie. Quant on est métastasé de partout, que les cotes sont fracturées par ces saletés qui rongent les os, que la moelle épinière se laisse bouffer par le crabe, bref, que le corps entier est encrabouillé, à quoi ça sert de s’épuiser à suivre un traitement qui ne guérit pas, à risquer les brûlures et les effets secondaires, à se faire poser un cathéter pour épargner les veines , à se faire opérer, à passer encore et encore des IRM, des scanners, des radios, tout ça pour épaissir un dossier que les médecins ne regardent même pas ; n’est-ce pas cher pneumologue qui m’examina et s’exclama en lorgnant ma dernière radio : "Mais vous n’avez rien du tout ! je vous retire l’oxygène, on en reparlera dans deux ans…" Curieux que l’échographe eut la même réaction après l’échographie de ces mêmes poumons : "Je ne vois rien, je ne comprends pas qu’on puisse vous dire que vous avez un cancer !" Ben si, j’ai bien un cancer, biopsie a été faite, fallait juste lire le dossier pour savoir que c’est un cancer des ovaires et qu’en principe les ovaires ne sont pas placées à la hauteur des poumons.
En fait ce qui intrigue mon médecin en soins palliatifs c’est que jamais, d’après lui, un cancer des ovaires ne provoque des métastases osseuses. D’où interrogation. Mais où est situé le cancer primitif ? On ne le saura pas parce que je m’en fiche, tous les cancers se valent au final, alors pas question de fouiller mon pauvre corps endolori pour poser le diagnostic exact, la science n’est pas exacte, qu’on me fiche la paix d’autant qu’on me dit que parfois on ne découvre jamais l’endroit où a démarré la maladie.
Mes sœurs de souffrance engagées dans la même galère que moi, c'est-à-dire au stade IV de la maladie et donc en phase finale, m’en voudraient sûrement de ne pas suivre le parcours habituel de la dernière chance avec la chimio et les rayons, mais quand je les lis sur leur blog respectif, surtout une qui lutte comme une vraie combattante de l’impossible, je mesure la chance d'avoir eu la force de caractère de refuser l’acharnement, et tant pis si à cause de cela on m’a renvoyée de l’hôpital le jour même de mon dernier examen sous anesthésie générale parce que je ne voulais pas de chimio. Mes sœurs de souffrance sont épuisées, haletantes, brisées, en chaise roulante, et malheureusement au bout du chemin, elles termineront comme moi, au fond du trou. C’est l’échéance que l’on ne connaît pas, peut-être vivront-elles quelques mois de plus avec leurs séances épuisantes de chimio, mais où est la qualité de vie ?
Malgré les dires de mon oncologue qui m’a prédit la mort par étouffement et la paralysie assurée si je ne suivais pas le traitement que sa conscience professionnelle voulait m’imposer, je reste convaincue que mon corps n’aurait jamais supporté cette agression et ses effets secondaires, chacun doit être libre de choisir, ce n’est pas refuser la vie que de ne pas vouloir s’acharner, c’est au contraire l’aimer et vouloir la conserver le plus longtemps possible dans la dignité et non dans la déchéance. Celle-ci viendra hélas, mais peut-être aurai-je la chance le temps venu d’intégrer une maison médicale spécialisée en soins palliatifs pour aborder la fin de vie dans les meilleures conditions possibles, c’est mon souhait aujourd’hui, puisse-t-il être exhaussé.

2 commentaires:

  1. Je partage votre point de vue … Je m'interroge sur ces médecins qui s'acharnent alors qu'ils savent qu'ils ne pourront pas guérir leur patient.

    Je vous souhaite d'être sereine et que la fin vous soit douce.

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  2. Et moi, je me permets de vous embrasser...doucement
    Claire

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